Janvier 1962. Le général de Gaulle décide de privilégier la banane antillaise en lui attribuant les 2/3 du marché français.
La concurrence africaine
Le témoignage de Louis Lignières, ancien Président de la SICA ASSOBAG et ancien exportateur et producteur de bananes à Basse-Terre permet de comprendre comment cette décision fondamentale fut prise.
« Vous étiez conseiller économique et social de la Guadeloupe lorsque, en 1962, le général de Gaulle a pris une décision fondamentale pour la survie de la production antillaise de bananes, celle de répartir le marché français selon des quotas entre producteurs des Antilles et producteurs d’Afrique.
C’est effectivement un moment essentiel dans l’histoire de la banane des Antilles. À cette époque, les choses étaient difficiles pour les producteurs guadeloupéens, comme d’ailleurs pour leurs confrères martiniquais.
C’était aussi l’époque où la production guadeloupéenne était plus importante que la production martiniquaise. L’enjeu était de taille, et nous exercions une pression aussi forte que possible avec l’aide de tous nos élus pour que le gouvernement prenne en compte nos difficultés.
Beaucoup d’entre nous étaient pessimistes sur l’avenir car celui-ci semblait être de plus en plus favorable à la production africaine du Cameroun et de la Côte d’Ivoire, qui commençait à remplacer celle de la Guinée occidentale française.
En effet, la Guinée, dirigée par son président le fameux Sékou Touré, venait d’accéder à l’indépendance et de rompre avec fracas avec le général de Gaulle, lequel, pendant sa grande tournée africaine, avait reçu un très mauvais accueil à Conakry. C’était le moment de la décolonisation de l’Afrique. Les choses se passaient, par contre, formidablement bien avec Félix Houphouët-Boigny, qui était un ancien ministre du général de Gaulle et très proche de celui-ci, comme d’ailleurs de Jacques Foccart. »
L’appui de Jacques Foccart
« Qui était Jacques Foccart ?
Un homme de très grande influence, pour ne pas dire tout-puissant, auprès du Général, pour tout ce qui touchait aux questions de l’Afrique et de l’outre-mer français. En quelque sorte, Foccart, dont le titre était celui de secrétaire général auprès de la Présidence de la République pour les affaires africaines et malgaches, avait la main sur tout ce qui concernait politiquement et économiquement l’ensemble de notre ex-empire français, à l’exception peut-être de l’Algérie, qui était un cas à part, puisque en pleine guerre.
Nous avions des relations amicales et de confiance. Il faut dire que Jacques Foccart est d’origine guadeloupéenne et que sa famille était de Gourbeyre, c’est-à-dire l’une des communes les plus proches de Basse-Terre. Il a toujours eu pour nos départements français d’outre-mer, et particulièrement les Antilles, un attachement très fort. Par ailleurs, Foccart n’était pas un fonctionnaire mais un chef d’entreprise du privé, qui avait eu, au demeurant, un comportement plus qu’honorable dans la résistance française pendant la guerre.
C’était en quelque sorte un chef d’entreprise fondamentalement gaulliste, qui avait mis ses compétences au service du général de Gaulle, lequel avait en lui la plus totale confiance. »
Le général de Gaulle arbitre
« Comment avez-vous fini par aboutir à ce fameux arbitrage du général de Gaulle, dont cinquante ans plus tard tout le monde parle encore dans le milieu de la banane en Europe ?
Je vous l’ai dit, nombreuses étaient les démarches politiques auprès de Jacques Foccart et, de ce fait, du général de Gaulle, mais aussi de nos ministres de l’Outre-Mer de l’époque. On disait alors « ministre des DOM-TOM ».
Un jour, j’étais à Paris en fin d’après-midi et je me trouvais dans le bureau de Jacques Foccart qui m’avait demandé de venir le voir. Il était un peu plus de 19 heures. Nous parlions, une fois de plus, des soucis que rencontraient les producteurs antillais, qui pouvaient de plus en plus difficilement accéder au marché français face aux producteurs africains, de plus en plus agressifs. Cela faisait des mois que nous ne cessions d’alerter Jacques Foccart sur la situation, et je dois dire que j’étais un peu découragé.
À un moment donné, une lumière verte s’est allumée sur l’une des touches du téléphone de Foccart. Il a décroché le combiné, écouté, puis il s’est levé et m’a dit : « Suis-moi. Nous allons voir le Général, il nous attend ». J’étais saisi d’étonnement. Et nous voilà déjà dans le bureau du Général. J’ai d’abord vu une lumière tamisée, puis le Général, assis derrière son bureau éclairé par une grande lampe. Le Général s’est levé, m’a tendu la main, puis il s’est rassis. Jacques Foccart lui a expliqué la situation, et le Général lui a alors dit : « Finissons-en avec cette situation. Les Antilles sont des départements français, ils doivent avoir une priorité. Vous me répartirez le marché français deux tiers pour les Antilles et un tiers pour l’Afrique ». Toujours assis, il m’a de nouveau tendu la main et m’a salué d’un : « Maintenant, travaillez bien ! »
Et me voilà, deux ou trois jours plus tard, en possession du document qui officialisait cette situation.
J’ai alors cherché le moyen le plus rapide de me rendre aux Antilles pour rencontrer mes collègues de la banane, et plus largement le monde économique et politique, afin de raconter cette entrevue et la bonne nouvelle qui l’accompagnait. Un avion m’a d’abord emmené en Martinique, où j’ai passé quelques heures avec mes collègues martiniquais, évidemment très heureux de ce dénouement. Puis, je suis parti pour la Guadeloupe.
Nous pouvons considérer, je crois, qu’à compter de ce jour et jusqu’au début des années 1990, époque de la mise en place de l’OCM Banane, à part quelques sérieuses escarmouches avec le Cameroun, nous n’avons pas eu à nous plaindre de cet arbitrage assez extraordinaire du général de Gaulle.
De président de la République en président de la République et de gouvernement en gouvernement, de Georges Pompidou à François Mitterrand en passant par Valéry Giscard d’Estaing, personne n’a jamais remis en cause cet arbitrage du général de Gaulle, qui n’a pourtant jamais fait l’objet d’un décret officiel de la République.
À la fin des années 1980 et au début des années 1990, les autorités françaises ont commencé à manquer un peu de fermeté sur le respect de cet arbitrage. Cela a été le moment des manifestations devant l’hôtel Matignon à Paris, avec le fameux slogan « Le Cameroun nous vole », puis, de façon encore plus spectaculaire, l’occupation pendant trois jours des aéroports de Pointe-à-Pitre et de Fort-de-France par les planteurs en colère. »
Pour en savoir plus, découvrez également notre vidéo sur l’arbitrage du général de Gaulle !